# 68 (2014)

Numéro # 68 (2014)

dix-068Ce 68e numéro des Cahiers des Dix reflète à nouveau la variété des champs de recherche des membres des Dix. De la symbolique du castor dans la société amérindienne et canadienne à la perception subjective de la mobilité sociale au Québec, en passant par diverses analyses en histoire du livre, en histoire sociale, en histoire de l’art et de la musique, en histoire des politiques culturelles et en histoire des idéologies, les sujets couverts illustrent bien l’esprit interdisciplinaire qui anime les auteurs du présent ouvrage. De plus, « explorer la mémoire et l’histoire » en lien avec le Québec, le Canada et l’Amérique demeure leur objectif commun.

Dans son article intitulé « Du castor cosmique au castor travailleur, histoire d’un transfert culturel», Denys Delâge s’emploie d’abord à présenter une éthologie de cet animal considérée sous l’angle de sa vie de couple, de sa sociabilité, de son travail de transformation de la nature et de son habitat. Les Amérindiens, fins observateurs du comportement animal, l’ont intégré dans leur mythologie. Leurs mythes établissent, en effet, des relations entre les castors et les humains et entre la terre et l’eau. Ainsi, un homme-castor qui avait pris pour épouse une femelle castor aurait enseigné à ces animaux l’art de construire des barrages. Avec la colonisation française du Canada s’amorce le commerce des fourrures et un changement de paradigme culturel. La chasse au castor, de fortement ritualisée qu’elle était dans l’esprit des Amérindiens, devient intensive et banalisée dans le contexte des échanges commerciaux. Parallèlement, se développe une perception coloniale de cet animal. Selon Denys Delâge, « le castor nord-américain attire l’attention par comparaison avec le castor européen dépourvu du «merveilleux» qui distingue ceux du Canada, par ses constructions et croit-on, par sa vie en société ». Dans les écrits de l’époque, on assiste alors à une forme de transfert culturel : le castor cosmique des Amérindiens devient le castor industrieux, symbole de l’éthique du travail et de la prévoyance. Cependant, Delâge émet l’hypothèse qu’il s’agirait du même mythe adapté aux paramètres de chacune des deux cultures. Le castor serait alors instrumentalisé pour penser le cosmos, chez les Amérindiens, ou pour imaginer la société idéale, chez les Européens.

Gilles Gallichan présente une analyse fouillée de l’importante bibliothèque personnelle de Mgr Joseph-Octave Plessis (1763-1825), onzième évêque de Québec. Loin de se limiter à un inventaire systématique de cette bibliothèque – l’une des plus importantes du Bas-Canada avec ses quelque 3 000 volumes – l’auteur établit une interaction constante entre le cheminement intellectuel de l’homme et les ouvrages qu’il acquiert au fil des années, notamment lors de son voyage en France, en Italie et en Angleterre en 1819-1820. Cette époque est marquée par des bouleversements politiques en Europe et par la lutte de l’Église canadienne qui cherche à obtenir une reconnaissance officielle de la part du gouvernement britannique. C’est dans ce contexte que Mgr Plessis se procure divers ouvrages pour alimenter sa réflexion et éclairer son action. Le portrait de sa collection nous permet de découvrir un homme d’Église et un humaniste qui s’intéresse à divers sujets : le gallicanisme et l’ultramontanisme, la Révolution française, les modèles d’éloquence et de rhétorique pour la formation de son clergé, la spiritualité, les rites et la liturgie, l’histoire, le droit et la politique, la littérature ancienne et les sciences.

Jocelyne Mathieu établit, de son côté, un bilan des cent ans d’existence des Cercles de fermières et de leurs réalisations dans le domaine des arts textiles. Peu de temps après la fondation des premiers Cercles en 1915, le mouvement prend rapidement de l’expansion à travers le Québec, au point de compter quelque 50 000 membres en 1945. Il est intéressant de noter qu’en 2015, les Cercles de fermières regroupent quelque 34 000 membres, quoique 98% d’entre elles n’habitent plus sur des fermes. L’auteure montre bien qu’au fil des décennies, le mouvement s‘est toujours préoccupé d’adapter son idéologie, ses objectifs et son action au contexte social en constante évolution. Ses différentes publications périodiques reflètent, à cet égard, un souci d’équilibre entre la tradition et la modernité. Parmi l‘ensemble des activités des Cercles, les arts textiles ont toujours occupé une place centrale ; cependant, la fonction utilitaire des débuts a graduellement perdu de son importance au profit de la créativité. D’une façon plus générale, les Cercles ont joué un rôle important pour faciliter l’ouverture au monde de leurs membres, une ouverture qui s’est trouvée facilitée par l’existence de cercles analogues dans d’autres provinces canadiennes et dans d’autre pays.

Laurier Lacroix fait revivre l’actualité des arts visuels des années 1920 à travers la médiation de Jean Chauvin (1895-1958) journaliste, directeur de La Revue populaire et observateur attentif du milieu culturel et artistique montréalais, québécois et canadien. Sa réalisation, sans doute la plus significative pour l’époque et pour l’histoire de l’art au Québec, est la publication de son livre Ateliers paru aux Éditions du Mercure en 1928. L’ouvrage qui comprend 94 illustrations originales rend compte de la visite de l’auteur auprès d’une vingtaine d’artistes rencontrés dans leur atelier afin de discuter de leur formation, de leur pratique artistique, de leur lieu de travail, de leur production et de leur conception de l’art. Laurier Lacroix reprend à son compte l’interprétation de l’historienne de l’art Esther Trépanier à savoir qu’Ateliers a joué un rôle important dans la construction du discours de la critique montréalaise et dans la reconnaissance du statut de critique d’art professionnel au Québec.

Fernand Harvey s’intéresse, dans le cadre de son article, à l’action du gouvernement de Maurice Duplessis dans le domaine de l’éducation et de la culture, de 1944 à 1959. Cet article s’inscrit dans la suite logique de l’histoire des politiques culturelles québécoises qu’il a entreprises, sous le règne des gouvernements de Louis-Alexandre Taschereau, d’Adélard Godbout et de Jean Lesage. Compte tenu de la philosophie politique du gouvernement de l’Union nationale sous Duplessis, l’éducation et la culture sont intiment liés. Dans la première partie consacrée à l’éducation, on fait état des pressions démographiques, économiques et financières à l’origine du développement de l’enseignement technique et professionnel, de même que de la construction de nouvelles écoles en milieu urbain. Le rôle de Paul Sauvé, ministre du Bien-être social et de la Jeunesse et celui d’Omer Côté, secrétaire de la province et responsable du secteur de l’éducation primaire et secondaire sont mis en évidence. La seconde partie de l’article traite de la culture vue sous l’angle des arts, des lettres et du patrimoine. Le rôle central de Jean Bruchési, sous-secrétaire de la Province, fait l’objet d’une attention particulière, de même que celle du premier ministre Maurice Duplessis dont l’autoritarisme ne doit pas pour autant faire oublier son ouverture envers les arts, les lettres et la conservation du patrimoine. Un examen systématique des dépenses de l’État québécois dans le domaine de l’éducation et de la culture démontre une progression constante des budgets. La perception de cette période comme étant celle de la Grande noirceur mérite un réexamen à la lumière des faits relevés dans cet article.

Yvan Lamonde effectue un retour sur La grève de l’amiante, un ouvrage marquant pour la société québécoise des années 1950 alors en pleine mutation. Publié en 1956, cet ouvrage collectif signé par plusieurs universitaires est précédé d’une introduction de Pierre-Elliott Trudeau qui présente toutes les caractéristiques d’un essai plutôt que d’une analyse comparable aux autres textes du livre. Trudeau y fustige le « monolithisme idéologique » de la pensée nationaliste canadienne-française qui la rendrait imperméable à la société industrielle. Yvan Lamonde s’intéresse aussi aux réactions suscitées dans les milieux nationalistes par le diagnostic polémique de Trudeau dont les penseurs Pierre de Grandpré, André Laurendeau, le père Jacques Cousineau s.j. et François-Albert Angers. Chacun réagit à sa façon à la thèse de Trudeau qui soutien que la grève de l’amiante de 1949 aurait été une forme de rupture entre la tradition et la modernité.

Marie-Thérèse Lefebvre s’attaque, quant à elle, à un sujet qui n’a pas beaucoup retenu l’attention des historiens jusqu’ici : l’Underground musical des années 1970 au Québec. Contrairement à l’opinion courante, ce qu’on qualifie de « musique actuelle » n’a pas pris naissance au début des années 1980, mais remonte plutôt à la décennie précédente. L’auteure s’emploie à démontrer l’existence de deux courants distincts au départ : l’overground d’origine européenne, associé à une musique écrite d’avant-garde postsérielle et l’underground d’origine américaine, caractérisé par l’improvisation musicale et un espace de création multidisciplinaire, égalitaire et collectif. Durant les années 1970, une nouvelle génération d’artistes associés à l’underground s’est regroupée au Centre d’essai le Conventum, à La Casanous et à Vehicule Art Gallery. Ces lieux de création ont aussi été des espaces d’échange entre des musiciens largement influencés par le courant de la musique expérimentale américaine et ceux qui, comme Claude Vivier et Walter Boudreau, ont choisi la voie des musiques écrites dans la foulée des écoles européennes. Selon Marie-Thérèse Lefebvre, ces deux visages de la contre-culture convergent de façon éclatante le 3 juin 2000 lors d’un événement unique de la création musicale : la Symphonie du Millénaire, imaginée par Walter Boudreau dès 1965.

Simon Langlois aborde la question peu explorée en sociologie de la mobilité sociale subjective qui pourrait se formuler ainsi : Comment les individus se représentent-ils leur propre situation sociale et leur trajectoire par rapport à leur milieu d’origine et tout au long de leur vie active ? Pour mener à bien son analyse, Simon Langlois s’appuie sur une vaste enquête sur les Représentations sociales des inégalités et de la pauvreté (2013), effectuée au Québec par la firme Léger marketing. À la question de savoir si chaque individu interrogé lors de l’enquête considère occuper un statut social supérieur à celui de son père (mobilité intergénérationnelle), la réponse est nettement positive, soit 56% au total. Combiné avec l’âge, ce sentiment de mobilité ascendante est plus accentué chez les individus qui avaient 25 ans au cours des années 1960 et il a tendance à s’atténuer avec les générations suivantes. Ce phénomène s’explique du fait que la génération des années 1960 provenait généralement d’un milieu social modeste. Plus instruits et devenus parents à leur tour, les baby boomers n’ont pas laissé à leurs enfants le même sentiment d’une aussi grande mobilité ascendante. Ces résultats et biens d’autres traités dans cet article abordent la question de la mobilité subjective en tenant compte des changements de statut qui surviennent au cours de la vie active de l’individu. Des facteurs tels que l’âge, le niveau de scolarité, le genre, la catégorie socioprofessionnelle et le revenu familial sont aussi pris en compte. Parmi les résultats les plus significatifs de l’analyse, il faut noter que la perception de faire partie de la classe moyenne provient de deux catégories d’individus de niveau social différent: ceux qui appartiennent à un milieu social plus favorisé et ceux qui se rattachent à un milieu moins favorisé. D’où le caractère hétérogène et complexe de cette nébuleuse des classes moyennes.

Fernand Harvey
Secrétaire de la Société des Dix