# 70 (2016)

Numéro 70 (2016)
Disponible chez l’éditeur et en librairie à compter du 20 février 2017 / Bon de commande

_no70-200La parution du numéro 70 des Cahiers des Dix coïncide avec le 375e  anniversaire de la fondation de Montréal. Il convient de s’en réjouir d’autant plus que trois des fondateurs de la Société des Dix, Victor Morin, Ægidius Fauteux et Mgr Olivier Maurault, ont été successivement présidents de la Société historique de Montréal durant 42 ans, soit de 1916 à 1958 ! Au fil des années, environ la moitié des membres de la Société des Dix provenaient de la région de Montréal, comme c’est encore le cas.

Mais la Société des Dix a voulu souligner de façon plus explicite cet anniversaire en consacrant huit articles à des sujets qui ont un lien avec Montréal, sans pour autant traiter de l’histoire urbaine comme telle. D’où la présente thématique : « Faits historiques et culturels dans l’espace montréalais ».

Louis-Georges Harvey lève le voile sur une question peu analysée dans l’historiographie québécoise : la volonté de membres du milieu d’affaires colonial pour annexer Montréal à la province du Haut-Canada au XIXe siècle. Au lendemain de l’échec du projet d’union du Haut et du Bas-Canada, en 1822, les torys montréalais font alliance avec ceux du Haut-Canada et lancent l’idée d’annexer Montréal et son port maritime à la province supérieure. L’annexion serait une assurance de prospérité commerciale pour le Haut-Canada qui se dit victime d’une injustice puisque les revenus douaniers sont prélevés dans le Bas-Canada et à l’avantage de ce dernier. La question demeure longtemps débattue dans les milieux politiques et économiques du pays, alors que l’intégrité territoriale des provinces n’est pas encore reconnue de façon définitive dans les textes législatifs. Cette idée de séparer Montréal du reste du Québec refera même surface au cours des récentes années à l’occasion des tensions engendrées par les référendums sur l’avenir du Québec de 1980 et de 1995.

De son côté, Gilles Gallichan examine une autre importante question qui a marqué l’histoire de Montréal au XIXe siècle : le choix de la ville comme capitale du Canada-Uni en 1843. Ce fut d’abord Kingston, ville du Haut-Canada, qui fut désignée capitale par le gouverneur Sydenham en 1841. Le choix s’est avéré une erreur; cette ville n’ayant pas les ressources ni les qualités de salubrité pour accueillir les parlementaires et les fonctionnaires de la colonie. Le changement de capitale soulevait cependant la rivalité des villes qui pouvaient prétendre pouvoir accueillir rapidement le siège du gouvernement sans trop de difficultés. Dans l’esprit des gouverneurs Bagot et Metcalfe, Montréal s’imposait comme l’alternative idéale. Cependant, des manœuvres et des tactiques parlementaires ont révélé les points de fractures qui se manifestaient sur cette délicate question. De plus, le choix de Montréal s’est déroulé sur un fond de crise politique provoquée par le renvoi du cabinet LaFontaine-Baldwin et son remplacement par celui de D.-B. Viger et W. H. Draper. Montréal est néanmoins devenue la nouvelle capitale en 1843 et le Parlement y a siégé pour la première fois en 1844.

Pour sa part, Andrée Fortin jette un regard neuf sur un corpus de monographies de paroisses constitué de deux sources complémentaires. D’abord, une série de 79 articles sur des histoires de paroisses, signés par Pierre- Georges Roy et publiés au tournant du XXe siècle dans le Bulletin des recherches historiques; s’y ajoute un fort volume, publié en 1900, consacré au vaste diocèse de Montréal. Ce dernier regroupait à l’époque 149 paroisses réparties sur l’île de Montréal, l’île Jésus, les régions actuelles des Laurentides et de Lanaudière et une partie de la Montérégie. C’est donc plus de 200 paroisses qui font l’objet de cette étude de sociologie historique. Ces portraits constituent, selon Andrée Fortin, un « phénomène historique total », puisqu’on y aborde l’histoire politique, sociale, économique et démographique de ces différentes localités. Il est intéressant de noter à la suite de l’auteure que dans ce corpus d’histoires de paroisses, l’histoire politique se termine en 1837 après quoi, l’histoire économique prend le relais. Qui plus est, loin d’une vision essentiellement religieuse et providentielle de l’histoire, ces textes valorisent l’industrialisation et le progrès économique local. En somme, pour reprendre le propos d’Andrée Fortin, « à une époque où la paroisse était la communauté de référence, tant dans le monde rural qu’urbain, ces représentations de paroisses en apprennent beaucoup aux lecteurs… ». La paroisse demeure alors, le seul cadre territorial, politique et social sur lequel les Canadiens français ont conscience d’exercer un certain contrôle et où ils peuvent se projeter dans l’avenir.

Bernard Andrès poursuit, dans ce numéro, son étude sur l’humour des Poilus canadiens de la Première Guerre mondiale. Des dizaines de milliers de Canadiens français ont servi au sein des troupes alliées pendant la Grande Guerre. Ils ont été confrontés à la violence des combats en France et en Belgique, à la mort de camarades, à la bêtise de la hiérarchie militaire et à la censure. L’humour et la caricature ont été de bons exutoires pour conserver l’équilibre et survivre, parfois à l’horreur. Plusieurs combattants l’ont utilisé sous une forme ou une autre. On peut ici citer les exemples de Paul Caron ou d’Henri Chassé. En 1919 et 1920, un journal montréalais, Le Canard, a publié les textes et les dessins « sério-comiques » de deux autres vétérans Joseph A. Lavoie (pseud. E. I. Oval) et Moïse-Ernest Martin (pseud. E. Rastus) qui ont su manier la critique, l’ironie, voire la subversion. L’ensemble de leurs traits a été publié en recueil en 1920. La critique de ces témoins sur l’univers des soldats engagés dans la Guerre révèle une facette fort intéressante de l’histoire vue « d’en bas ».

Les pratiques artisanales québécoises sont souvent associées à la tradition et à un passé révolu. L’article de Jocelyne Mathieu sur la Centrale d’artisanat du Québec contredit cette image négative de la production artisanale qui, loin de s’opposer à la modernité, s’y intègre progressivement. Créée à Montréal en 1950, la Centrale s’inscrit dans un cheminement éducatif et économique d’après-guerre qui considère l’artisanat comme un secteur de la petite industrie. Son premier directeur Jean-Marie Gauvreau, a été formé à l’école européenne et s’est beaucoup inspiré de la Suède et du Danemark. Il considère que tradition et modernité peuvent se concilier avantageusement si la formation des artisans et des artisanes leur permet de s’appuyer sur de nouveaux modèles et de nouvelles techniques de production. La mise en marché des produits de l’artisanat s’impose également comme une stratégie complémentaire de cette modernisation. La même philosophie inspire Cyril Simard qui prend la direction de la Centrale d’artisanat en 1970. Ce dernier met au point un plan de développement en trois points : l’inventaire et l’animation, la création et la formation et enfin la diffusion. Ce plan s’accompagne de la mise sur pied de douze centres de recherche et d’éducation en artisanat dans les différentes régions du Québec, les CRÉA (Création-Recherche-Éducation-Atelier). Bien que la Centrale d’artisanat cesse ses activités en 1983, elle aura largement contribué à la professionnalisation de l’artisanat et à sa transformation en métiers d’art où le design occupe une place centrale.

Marie-Thérèse Lefebvre étudie un aspect de l’œuvre de Gilles Marcotte (1925-2015), figure importante des lettres québécoises. Romancier, écrivain et critique littéraire, Marcotte a aussi laissé des critiques musicales qui ont retenu l’attention de Marie-Thérèse Lefebvre, notamment une série de 73 textes parus dans la revue Liberté entre 1985 et 1999. En survolant d’abord la carrière de Marcotte, elle rappelle que l’écrivain a été initié à la musique dans sa jeunesse à Sherbrooke. Son parcours intellectuel et littéraire l’a mis en contact avec l’univers musical. Même s’il refuse d’associer la poésie à la chanson, Marcotte tisse des liens entre l’expérience littéraire et la musique qui peut aller au-delà des mots. Que ce soit pour la musique classique ou pour les compositions contemporaines, il sait apprécier ou critiquer sans jamais sombrer dans la complaisance. C’est un auditeur averti qui sait goûter les sons et qui demeure entier et sincère dans ses jugements, souvent marqués au coin de l’ironie et de l’humour.

Après avoir analysé la nouvelle stratification de la société québécoise de 1971 à 2011 dans le numéro 69 des Cahiers des Dix, Simon Langlois centre cette fois son analyse sur la stratification sociale dans un cadre plus spécifiquement urbain, soit la grande région de Montréal, de 1991 à 2011. Son analyse démontre que la métropole présente une stratification sociale originale compte tenu de la cohabitation de deux communautés linguistiques – francophone et anglophone – en interaction dans un milieu multiculturel. Après avoir examiné les cinq strates d’emplois liés à l’économie du savoir qui constituent le moteur de ce qu’il qualifie de « modernité avancée de Montréal », il note, dans les cinq autres strates qui complètent son analyse, la poursuite du déclin de la classe ouvrière et la forte diminution des emplois de cols bleus. D’anciennes strates sociales, conclut-il, ont perdu de leur importance alors que de nouvelles, tels les techniciens, ont gagné en importance. De plus, le sommet de la hiérarchie sociale s’est diversifié et la scolarisation des femmes a modifié en profondeur la structure sociale. Selon Simon Langlois, « Montréal s’avère un laboratoire fascinant pour l’étude de la mutation macrosociologique en quelques générations seulement ».

Pour s’inscrire dans l’esprit de l’anniversaire de Montréal, l’article de Laurier Lacroix rappelle la première célébration de Montréal, soit celle du 275e anniversaire qui a lieu en 1917. Parmi les artisans de cette fête, il faut souligner le nom de Victor Morin, alors président de la Société historique de Montréal et futur membre de la Société des Dix! Avant 1917, seules quelques mentions dans les journaux rappelaient les origines de Montréal. Le succès de Victor Morin fut d’associer plusieurs partenaires dans un programme commun de commémorations : la Société Saint-Jean-Baptiste, la Société historique de Montréal, la Société d’archéologie et de numismatique de Montréal et l’Association catholique de la Jeunesse canadienne (ACJC). On célébra autour du 17 mai le souvenir des fondateurs de Montréal, en associant notamment la population à une grande promenade historique dans la ville. Le contexte de la Guerre et la crise de la conscription ont imposé des fêtes en mode mineur, mais ces quelques jours de commémoration ont été, pour les Montréalais, une oasis dans une époque troublée et déchirée.

Les travaux de Fernand Harvey sur l’histoire des politiques culturelles au Québec depuis 1920 se poursuivent avec ce sixième article dans Les Cahiers des Dix. Il est ici question du ministère des Affaires culturelles sous Jean- Noël Tremblay, soit de 1966 à 1970. Cette seconde période de la Révolution tranquille est marquée par diverses tensions politiques, sociales, culturelles et linguistiques qui agitent le Québec. Ces tensions se répercutent sur le ministère des Affaires culturelles qui doit faire face à plusieurs défis à caractère politique ou culturel. De son côté, le gouvernement fédéral dispose de moyens financiers beaucoup plus considérables pour définir ses propres politiques culturelles qui entrent en concurrence avec celles du Québec. Par ailleurs, le ministère des Affaires culturelles est critiqué par les milieux artistiques et intellectuels pour son manque d’envergure. Le ministre Jean-Noël Tremblay tente de répondre aux besoins manifestés par le milieu culturel par une politique sectorielle dans le domaine de la musique, du théâtre, et du patrimoine et par une stratégie complémentaire de déconcentration culturelle en faveur des régions du Québec. Cependant, il aura manqué au ministre et à son ministère une vision d’ensemble de l’action de l’État québécois dans le domaine culturel au cours de la seconde moitié des années 1960.

Dans son article sur la traite des fourrures dans le nord-est américain, entre le XVIe  et le XVIIIe  siècle, Denys Delâge aborde ce commerce sous un angle à la fois géographique, économique et culturel, rarement abordé globalement. De plus, ses coupes chronologiques permettent de constater que les rapports entre Européens et Amérindiens engendrés par la traite sont loin d’être demeurés les mêmes durant plus de 300 ans. L’analyse de Delâge repose sur une analyse croisée de l’histoire et de l’anthropologie. Dans un premier temps, il distingue trois grandes phases historiques: d’abord celle des rencontres fortuites entre chasseurs amérindiens et pêcheurs européens dans le golfe du Saint-Laurent (1500-1550), suivi d’une fixation des échanges en quelques lieux de rencontre autour des postes de traite localisés dans les ports de mer (1550-1670); vient ensuite une plus longue période qui voit les postes de traite se multiplier à l’intérieur du continent pour couvrir tout le territoire, tandis que les Amérindiens perdent leur rôle de commerçants au profit des Européens et des Métis (1670-1820). Examinant ensuite sous un angle anthropologique les attitudes et les conceptions des Amérindiens et des Européens, l’auteur en arrive à la conclusion qu’il existe deux logiques économiques différentes : « De la rencontre d’un système fondé sur le don et le contre-don et d’un autre fondé sur l’accumulation du capital allait naître un modèle s’inspirant des deux traditions. Schématiquement, les rapports sociaux ont emprunté largement à l’Amérique tandis que les rapports économiques ont emprunté à l’Europe ».

 Fernand Harvey
Secrétaire de la Société des Dix